Le mythe du « c’était mieux avant » : décryptage d’une illusion collective

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« Les jeunes ne respectent plus rien », lisait-on déjà sur un papyrus daté d’environ –1000. Deux millénaires plus tard, Cicéron se lamentait d’un déclin moral identique. En 2024, 67 % des Français estiment que la société « va plus mal qu’il y a vingt ans » . Comment expliquer qu’à travers les siècles, malgré la disparition de la poliomyélite, l’allongement de l’espérance de vie et l’essor du numérique, nous restions convaincus que l’âge d’or se trouve toujours derrière nous ?

Anecdote de terrain

Technicien itinérant, je suis appelé un soir chez Marc, 58 ans, pour sauver un ordinateur récalcitrant. Pendant que le disque tourne, Marc soupire : « Avant, un PC tenait dix ans ; aujourd’hui tout est jetable. » Quinze minutes plus tard, c’est pourtant la synchronisation automatique du cloud qui lui rend l’album photo de son fils, effacé par erreur. L’épisode illustre une tension familière : la nostalgie conserve le souvenir d’objets robustes, mais oublie les écrans bleus, les disquettes illisibles et les incendies de disques durs.

1. Un refrain historique et culturel

Aux États-Unis, les années 1950 nourrissent toujours l’image d’un « rêve américain » radieux, occultant ségrégation et polio. En France, on pare la Belle Époque de guinguettes et d’insouciance, alors qu’elle fut interrompue par deux krachs bancaires et marquée par des inégalités criantes. Plus près de nous, les Trente Glorieuses évoquent le plein-emploi ; pourtant l’espérance de vie masculine plafonnait à 70 ans en 1970 contre 80 ans aujourd’hui. Chaque génération façonne donc un récit sélectif qui flatte son identité et gomme les aspérités de l’époque.

2. Quand la mémoire réécrit le film

Notre cerveau n’enregistre pas la réalité ; il la compresse puis la reconstruit. Le biais de positivité rend les souvenirs agréables plus accessibles, tandis que le biais de récence amplifie la noirceur du présent. L’heuristique de disponibilité grossit l’impact d’un attentat ou d’une pandémie parce que l’image traumatique affleure immédiatement . Enfin, l’effet de rosy retrospection décrit par Tali Sharot montre qu’à distance, même des vacances pluvieuses paraissent idylliques. Ce cocktail cognitif produit un contraste trompeur : le passé s’adoucit, le présent s’assombrit.

3. Médias, technologies et sentiment d’accélération

Toutefois, la perception décliniste n’est pas qu’une affaire de neurones. Les cycles d’obsolescence – moins de trois ans pour un smartphone moyen – nourrissent l’idée que « rien ne dure ». Les algorithmes privilégient les contenus hautement émotionnels ; or les mauvaises nouvelles génèrent 30 % de clics supplémentaires. À ce stade, un paradoxe surgit : plus nos instruments de mesure se raffinent (satellites, big data, capteurs connectés), plus nous détectons de problèmes, donnant l’impression d’une aggravation continue. Sociologiquement, la légère progression des inégalités patrimoniales dans l’OCDE depuis 2000 est sur-médiatisée, renforçant le sentiment d’un progrès confisqué.

4. Indicateurs tangibles : tout ne va pas si mal

Et si l’on examinait les données plutôt que les impressions ?

  • Le taux d’extrême pauvreté mondiale a chuté de 36 % en 1990 à moins de 9 % en 2021.

  • La mortalité infantile a baissé de 64 % sur la même période, soit quelque 14 000 vies sauvées chaque jour.

  • En Europe, les décès liés à la pollution de l’air reculent de 45 % depuis 2005 grâce aux normes antiparticules.

  • Aux États-Unis, le taux d’homicides est deux fois inférieur à celui de 1991.

Ces progrès n’annulent pas les crises contemporaines, mais ils rappellent que, dans l’ensemble, la trajectoire historique demeure ascendante.

5. Nuances indispensables

Reconnaître les avancées ne veut pas dire céder à l’angélisme. Le climat impose une réduction de 43 % des émissions mondiales de CO₂ d’ici 2030 pour respecter l’Accord de Paris – objectif loin d’être acquis. En France, 17 % des 18-24 ans souffrent d’un trouble anxiodépressif, signe que l’augmentation du confort matériel ne suffit pas à assurer le bien-être psychique. Les gains de longévité demeurent inégaux, surtout entre métropoles et zones rurales. À cela s’ajoute la fracture numérique : l’innovation constante exclut celles et ceux qui peinent à suivre. Bref, le mythe d’un progrès linéaire doit être tempéré par une vigilance lucide.

6. Conclusion : réconcilier passé et présent

Alors, la prochaine fois qu’un proche soupirera « c’était mieux avant », pourquoi ne pas lui demander : de quel “avant” parlons-nous exactement ? Et si la vraie question était plutôt : comment transformer des progrès mesurables en progrès ressentis ? Comprendre les ressorts de la nostalgie – mémoire sélective, cadence médiatique, accélération sociale – offre un antidote au catastrophisme. C’est en mobilisant des données solides, une mémoire critique, mais aussi une empathie active que nous pourrons préserver les acquis et relever les défis à venir. Après tout, nos ancêtres n’auraient jamais osé imaginer vivre aussi longtemps, communiquer à la vitesse de la lumière ou réparer un disque dur tout en sirotant un café ; ne gâchons pas ces avancées en les jugeant à l’aune d’un passé idéalisé.